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Checklist et chaos dans l'aéronautique et la tech
L'opposition entre les protocoles rigoureux de l'aéronautique et les pratiques plus fluides des entreprises tech montrent comment équilibrer efficacité et créativité en fonction du contexte.
La newsletter précédente était d’un genre nouveau : une analyse détaillée dont la conclusion contredit tout le raisonnement déroulé ! (ChatGPT m’a proposé “antisynthèse” pour désigner cette figure littéraire inédite. Je viens de le déposer le mot à l’INPI.)
Étant un disciple éternel de l’amor fati1, j’ai décidé d’explorer d’où venait mon erreur.
Une mécanique bien huilée
Pour résumer, dans mon précédent article, je m’émerveillais d’une prouesse collective totalement dénuée d’ego, accomplie par des pilotes d’avion lors d’une situation à haut risque.
Mais mon analyse s’est pris un mur quand je l’ai faite relire à quatre pilotes (un professionnel, trois amateurs).
“Ne pas connaître le contexte aéronautique te fait interpréter les comportements comme une absence d'ego, alors que c'est le quotidien des pilotes en temps normal. Ce qui est beau, c'est justement à quel point ce qui se passe n'est pas un hasard. Rien n’est improvisé.”
Ce que j’avais perçu comme une improvisation extraordinairement fluide n’était en réalité que le résultat d’une mécanique parfaitement pensée au préalable et répétée maintes fois.
“L'apprentissage du pilotage est basé sur la répétition à outrance pour créer un automatisme. Tu fais tellement d'exercices de pannes que, dans une telle situation, tu exécutes machinalement, évitant ainsi le stress ou la réflexion superflue.”
L’absence d’ego n’était donc pas aussi déterminante que le respect d’une procédure commune précise. La séquence décryptée, qui me fascinait par son caractère extraordinaire, n’était pas le fruit du hasard mais du travail.
Très bien. J’accepte mon erreur de jugement.
Mon cerveau vexé refusant de s’arrêter sur un tel échec, une nouvelle question survient : Pourquoi les trois pilotes amateurs, qui bossent à temps plein dans des entreprise tech, utilisent le week-end un protocole de communication ultra-efficace mais l’abandonnent en arrivant au bureau le lundi matin ?
Le pouvoir des checklists
L’un d’entre eux m’avait déjà donné un élément de réponse : “L'aéronautique a façonné la communication d'équipe dans d’autres domaines où elle est critique en situation de crise. Par exemple, la communication entre soignants en bloc opératoire s'est beaucoup améliorée en reprenant les mêmes bases.”
Détail intéressant, il avait rajouté : “Mais ce mode de communication est clairement trop chiant pour être généralisé dans des environnements professionnels plus classiques”
Ce commentaire avait fait écho à la lecture d’un livre, The Checklist Manifesto, paru en 2009. Son auteur, le chirurgien Atul Gawande, expliquait comment l’utilisation de checklists pouvait sauver des vies dans le domaine de l’aviation et de la santé.
Je me suis aussi souvenu que ce livre, particulièrement inspirant pour moi, n’avait pas pour autant laissé de traces profondes dans ma pratique professionnelle.
Pourquoi donc ? Qu’y a-t-il de si particulier dans le pilotage d’avion ou l’opération chirurgicale qui justifie l’utilisation d’un protocole de communication de haute précision, mais qui n’existe pas dans une industrie comme celle de la création d’applications digitales ?
Une hypothèse me vient : et si cela tenait à la différence entre les tâches compliquées et les tâches complexes ?
Compliqué vs complexe
Le sujet de la simplicité m’obsède depuis longtemps, et j’ai toujours opposé les choses simples aux choses complexes. Une fois, suite à une prise de parole sur le sujet, une personne m’a fait remarquer que je confondais les choses compliquées et les choses complexes. Je n’ai compris cette subtile distinction que récemment, grâce à une explication donnée par Frédéric Laloux.2
“Un système compliqué, c'est par exemple un Boeing — énormément de pièces, toutes différentes, mais si tu en enlèves une, un ingénieur expert peut prédire les conséquences. Un système complexe, c'est plutôt comme un plat de spaghetti : quarante spaghetti dans ton assiette, toutes quasiment identiques, mais si tu tires sur une, personne ne peut prédire ce qu'il va se passer.”
Autrement dit, la différence entre un système compliqué et un système complexe, c’est la capacité à prédire les conséquences d’une action au sein de ce système.
Dans l’aviation, ce qu’on attend d’un pilote, c’est qu’il exécute des tâches qui ont été prévues à l’avance. Compliqué.
Dans une entreprise tech, ce qu’on attend d’une équipe de conception produit, c’est de résoudre des problèmes inédits. Complexe.
Le coût de l’échec
L’autre hypothèse qui émerge naturellement : les conséquences d'une erreur ne sont pas les mêmes selon les environnements.
Au sein d’une entreprise tech, des erreurs de conception ont souvent des conséquences mineures, rapidement rectifiables qui plus est. D’ailleurs, les leçons apprises lors de ces échecs semblent tellement valoir le coup que l’échec est même porté aux nues comme un passage obligé — fail fast, fail often.
A l’inverse, aux commandes d’un avion, une erreur peut provoquer un crash, et donc l’accident grave ou la mort.
“On sait que l'air est un milieu dangereux où on n'est pas le bienvenu. Il faut être humble face à cette réalité. Tous les accidents sont documentés et on est très fortement encouragés à les lire.”
De même, dans le domaine médical, un chirurgien m’a récemment fait découvrir la notion de never-events. Un never-event, c’est un évènement qui ne doit JAMAIS avoir lieu, comme le fait d’opérer le mauvais patient ou de donner le mauvais bébé à une mère qui vient d’accoucher. On comprend pourquoi des protocoles stricts encadrent certaines actions.
Ce décalage explique que l’échec soit célébré d’un côté et évité à tout prix de l’autre. Logiquement, l’exigence du protocole de communication dépend de ce rapport à la prise de risque. Quand les enjeux sont moins grands, l’exigence est naturellement réduite.
La valeur de la friction
Si l’on combine les deux hypothèses (environnement compliqué vs complexe, risque élevé vs faible), on peut aboutir une dernière hypothèse : et si une communication peu structurée avait des vertus, précisément par le chaos qu’elle engendre ?
Dans un contexte créatif, l’objectif est de faire émerger des pistes possibles puis de les choisir, en fonction de différentes contraintes. La bonne solution n’est pas connue d’avance, et ne sera peut-être pas connue non plus à la fin.
C’est la multiplicité des expertises qui permet de trouver la direction qui semble la plus pertinente ou la moins risquée. Ces expertises ont besoin d’être confrontées entre elles. Elles ont besoin de se frotter les unes aux autres, pour voir des étincelles jaillir.
Les personnes impliquées doivent trouver des points d’intersections, et tant pis si elles doivent un peu se marcher dessus pour y parvenir. L’important est qu’elles se parlent, pas comment elles le font.
La friture sur la ligne crée des malentendus, qui peuvent déboucher sur de nouvelles idées. C’est fastidieux de procéder ainsi, mais, faute de plan à suivre, c’est parfois la voie la plus rapide malgré tout.
La friction qui en découle n’est pas un obstacle — c’est un ingrédient indispensable.
Conclusion
Si je tente de synthétiser ma réflexion, j’arrive à la conclusion suivante :
Dans un environnement compliqué où chaque erreur peut être fatale, une communication précise et efficace est indispensable pour exécuter correctement des tâches connues ;
Dans un environnement complexe où chaque incompréhension n’a pas de conséquence immédiate majeure, une communication laissant place à la friction est bénéfique pour définir les tâches à accomplir.
Et cette distinction explique pourquoi une même personne peut suivre un protocole de communication strict aux commandes d’un avion et s’accommoder d’échanges plus improvisés lors d’une réunion de travail créative.
Ça se tient comme synthèse, cette fois ?
Un immense merci à Romain Deveaux, Louis Jumaux, Nicolas Dumont et Nicolas Kiéné pour avoir généreusement partagé leur savoir et leur passion pour l’aviation. Et merci à Chiara Scabellone pour ses encouragements constants.
Post Scriptum
Vous allez rire (non). Pour être sûr de ne pas dire des bêtises une seconde fois, j’ai tenu à vérifier mes sources, et j’ai donc relu The Checklist Manifesto. Et si le contenu du livre est bien celui que j’ai décrit plus haut, affirmer qu’il “n’a pas laissé de traces profondes dans ma pratique professionnelle” est… honteusement erroné.
En me replongeant dans The Checklist Manifesto, j’ai réalisé que cette lecture a eu une influence majeure sur la philosophie derrière Discovery Discipline, le livre que Tristan Charvillat et moi avons écrit ensemble et qui synthétise 15 années de convictions professionnelles.
Nouvelle analyse d’erreur à suivre dans une prochaine newsletter !
Qui suis-je ?
Je m’appelle Rémi Guyot. J’ai co-créé la société Discovery Discipline, qui aide des entreprises à mieux concevoir les produits digitaux de demain. Nos services incluent du conseil, de l’audit et de la formation.
Très souvent, nous apportons de la valeur en proposant une approche simple et puissante, qui permet à l’organisation de trouver l’équilibre entre créativité et efficacité.
Un dernier truc
Si vous souhaitez creuser ce qu’il y a l’intersection de l’aviation et la tech, je vous recommande l’écoute d’un épisode du podcast Le code a changé, qui s’intitule Dans un avion, confie-t-on sa vie à des logiciels ?
Amor Fati, locution latine introduite par Nietzsche, qui signifie l'amour de la destinée ou le fait d'accepter son destin. Plus de détails sur Wikipedia.
Explication de Frédéric Laloux entendue dans l’épisode 337 du podcast Génération Do It Yourself.
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