Oublier ce qui nous a forgé — Hommage tardif à un ouvrage majeur
Comment la relecture d’un livre délaissé a révélé son immense influence sur les convictions professionnelles que je défends tous les jours.
Dans le dernier épisode de cette newsletter, j’affirmais que le livre The Checklist Manifesto d’Atul Gawande “n’avait pas laissé de traces profondes dans ma pratique professionnelle.”
Puis j’ai relu le livre ; la honte m’a envahi.
Une fausse disparition
J’ai lu The Checklist Manifesto pour la première fois en 2012. Durant les années qui ont suivi, j’y ai fait référence de temps en temps, puis son contenu a progressivement disparu de mon cerveau… du moins le croyais-je.
En 2021, lorsque Tristan Charvillat et moi avons travaillé sur notre propre livre, Discovery Discipline, nous avions quelques ouvrages de références en tête, mais pas The Checklist Manifesto.
En le relisant il y a quelques semaines, j’ai découvert que son contenu n’avait pas disparu de ma tête — il avait infusé. Le idées du livre s’étaient discrètement diluées dans mon cerveau. Elles avaient contaminé ma manière de penser, au point de forger des convictions professionnelles que je défends chaque jour.
L’ironie de l'histoire, c’est que notre livre Discovery Discipline aborde précisément ce phénomène d'appropriation ! Nous y décrivons FOCUSED, une méthode dont la cinquième étape préconise d’aller chercher les meilleures sources d’inspiration possibles, d’en décortiquer méticuleusement les mécanismes, puis de les combiner ensemble pour aboutir à une solution efficace.
Cette approche du design, défendue depuis toujours par Tristan, nous l’avons mise en oeuvre dans la création même de la méthode, en combinant les mécanismes exposés dans The Checklist Manifesto avec ceux d’autres influences majeures.
Les pépites et leur exploitation
Pour preuve, voici six idées issues de The Checklist Manifesto, chacune suivie de l’application qu’elle a trouvé dans la méthode FOCUSED.
Idée #1 : L'utilisation de checklists nous permet de ne pas oublier les étapes cruciales, évitant ainsi des erreurs basiques mais potentiellement graves.
Application : La méthode FOCUSED n’explique pas comment résoudre les problèmes complexes de chaque projet. Elle se contente de s’assurer que, au fil du projet, des réponses sont apportées à quelques questions basiques. Les livrables jouent le rôle de checklist pour s’assurer que rien n’a été oublié. Forte de ces garde-fous, l’équipe peut concentrer son énergie et sa créativité sur les enjeux propres au projet.
Idée #2 : Les checklists doivent être faciles à utiliser et contenir l'essentiel sans être trop détaillées, idéalement entre cinq et neuf points.
Application : La méthode FOCUSED contient 7 étapes, chacune contribuant de manière unique à la décision finale. Et chaque livrable est aussi concis et accessible que possible.
Idée #3 : Il est important que l'exécution d'une checklist soit limitée dans le temps pour garantir son efficacité.
Application : Dès la première étape, l’équipe définit un timebox, c’est-à-dire une durée maximale avant laquelle il faut avoir terminé le travail.
Idée #4 : Les tâches complexes nécessitent la collaboration d'équipes et non l'action isolée d'un individu. La réussite dépend souvent de l'ensemble des actions et compétences du groupe.
Application : Les livrables de FOCUSED permettent à des métiers différents de s’accorder sur les composants clé d’un projet, pour que chaque personne comprenne comment y contribuer.
Idée #5 : Les checklists guident les actions et le timing. Elles sont cruciales pour la communication au sein des équipes, surtout dans les situations complexes.
Application : Pour adopter FOCUSED, la clarification du rôle de chaque partie prenante à chaque étape fluidifie énormément les phases de discovery. Chacun sait quand il doit intervenir et pour faire quoi, ce qui augmente l'efficacité collective.
Idée #6 : Les experts bénéficient aussi des checklists, car ils ont tendance à se concentrer sur les éléments complexes, oubliant parfois que ces bases sont souvent les plus importantes.
Application : La philosophique d’implémentation de FOCUSED est de l’utiliser systématiquement, de A à Z (enfin, plutôt de F à D), pour tous les projets. Quand quelqu’un dit estime que ce n’est pas nécessaire pour tel projet “parce que tout est clair”, c’est qu’un des bénéfices de la méthode n’est pas encore perçu.
Transmettre un héritage
Ces temps-ci, je consacre une grande partie de mon temps à convaincre des gens d’utiliser la méthode FOCUSED. Parfois, je suis embarrassé, parce que je sens que je donne l’impression de vouloir vendre notre livre.
En mesurant combien cette méthode hérite de la sagesse d’Atul Gawande, je réalise que cette volonté est surtout celle de transmettre quelque chose qui nous est tombé dessus, qui fonctionne incroyablement bien et qui nous dépasse.
L’autre jour, je travaillais avec un client, qui m’avait sollicité pour l’aider à remettre un projet sur les rails. D’emblée, en l’écoutant m’exposer la situation, j’ai eu l’intuition d’où pouvait venir le problème : et si ce n’était pas le bon projet sur lequel travailler ? J’ai partagé cette intuition avec mon client, qui m’a rassuré sur toutes les bonnes raisons d’avoir choisi ce sujet comme priorité.
Pour mettre de l’ordre dans le projet, nous avons utilisé ensemble la méthode FOCUSED. Des choses intéressants sont apparues : des divergences fortes au sein de l’équipe sur certaines décisions ; des informations observées par une personne mais ignorées par les autres ; des questions fondamentales qui n’avaient jamais été posées.
Progressivement, le projet a évolué. Petit à petit, le cadre a bougé, pour finir par prendre un trajectoire radicalement différente. Et le projet initial a implicitement été abandonné au profit d’un autre projet, plus petit et plus adapté aux besoins de l’entreprise.
Plus jeune, ma conclusion aurait probablement été : “Ah ! Je l’avais bien dit que le projet de départ n’était pas le bon !”
Aujourd’hui, en mesurant l’empreinte de géants comme Atul Gawande sur mes intuitions et mes convictions, ma conclusion ressemblerait plutôt à ça : “C’est fou comme des questions simples et universelles peuvent mettre en évidence le problème à corriger.”
Est-ce que notre mission, chez Discovery Discipline, est simplement d’insuffler la discipline de poser ces questions pour découvrir (discover, en anglais) la situation que nous avons devant les yeux ? Je l’accepte volontiers.
Qui suis-je ?
Je m’appelle Rémi Guyot. J’ai co-créé la société Discovery Discipline, qui aide des entreprises à mieux concevoir les produits digitaux de demain. Nos services incluent du conseil, de l’audit et de la formation.
Nous pensons que le suivi de procédures solides est le secret des organisations les plus créatives, et nous sommes ravis d’accompagner l’implémentation de telles procédures pour résoudre des problèmes complexes.
Pour aller plus loin
Cet article fait écho à plusieurs idées déjà abordées dans cette newsletter :