L'Échelle de Valéry, ou Pourquoi les Gens Intelligents Créent des Produits Trop Compliqués
Découvrez les quatre forces qui poussent les concepteurs à aller inconsciemment vers la complexité et comment rétablir l'équilibre pour offrir des expériences utilisateur optimales.
Avez-vous déjà maudit la personne qui avait conçu le produit que vous aviez dans les mains ? Une télécommande avec 15 fois trop de boutons ? Une application qui ressemble à un labyrinthe ? Un manuel d’utilisation au jargon incompréhensible ?
Qui sont ces personnes ? Pourquoi font-elles ça ? Agissent-elles comme des machines, froides, dénuées de toute sensibilité ?
Le paradoxe, c’est que les personnes qui conçoivent ces produits compliqués à utiliser sont les premières à pester quand elles utilisent des produits conçus par d’autres — l’enfer, c’est toujours les autres.
Deux explications possibles à cette schizophrénie :
A) Les produits que nous utilisons sont, en réalité, secrètement conçus par des extra-terrestres qui prennent un malin plaisir à nous voir galérer pendant des heures avec des objets mal fichus ;
B) Les concepteurs, par ailleurs de bonne volonté, ne savent pas comment créer des produits simples à utiliser.
N’ayant aucun indice en faveur de A), je vous propose d’explorer B).
L'Utilisateur et le Concepteur
L’écrivain Paul Valéry, observateur insatiable du fonctionnement du cerveau humain, avait remarqué que “Le simple est toujours faux. Ce qui ne l'est pas est inutilisable.”1
Quel est le sens de cette énigme ? Elle semble décrire deux impasses : soit une chose est simple mais fausse, soit elle est complète/complexe mais inutilisable.
À chaque fois, c’est le double regard de l’utilisateur et du concepteur qui crée l’impasse.
Si une chose semble simple du point de vue de l’utilisateur, il est probable que le concepteur ait dû sacrifier certains cas d’usage ;
A l’inverse, si le concepteur insiste pour traiter tous les cas d’usage possibles, le résultat sera complet, mais l’utilisateur risque d’être perdu. La télécommande montrée plus haut est un bon exemple d’un produit complet et compliqué à utiliser.
Ainsi, tout ce qui paraît simple est une version tronquée de quelque chose de plus complexe (= c'est faux), mais tout ce qui tente de rester fidèle à la réalité du problème devient impossible à digérer (= ce n'est pas utilisable).
Cette opposition peut être représentée visuellement, sous une forme qu’on appellera l’Échelle de Valéry — en hommage à Paul, donc.
L’Échelle de Valéry
Cette échelle est composée de deux extrêmes. D’un côté, les produits tellement simples (et donc faux) qu’ils en deviennent Simplistes. De l’autre côté, les produits tellement complets (et donc inutilisables) qu’ils en deviennent des Usines à gaz.
Tout produit se situe quelque part entre les deux.
Grâce à l’Échelle de Valéry, nous allons comprendre pourquoi le monde des utilisateurs est rempli de produits trop compliqués — et ce que vous, en tant que concepteur, vous pouvez faire à ce sujet.
Le Fantasme, l’Équilibre et le Cauchemar
Sur l’Échelle de Valéry, on peut distinguer trois zones :
Le Fantasme
L’Équilibre
Le Cauchemar
La zone du Fantasme correspond à ce dont rêvent les utilisateurs : un produit ultra-simple à utiliser. Les utilisateurs souhaitent un produit conçu pour leurs besoins à eux, ignorant les contraintes du concepteur ou les besoins d’autres utilisateurs. Ce produit Fantasme est le point de départ de nombreux projets.
Au fil du temps, des besoins complémentaires apparaissent, et le produit évolue vers la zone d’Équilibre, qui permet au concepteur de satisfaire un plus grand nombre d’utilisateurs, en ajoutant une dose raisonnable de complexité.
Mais le plus souvent, ce produit Équilibre n'est pas livré aux utilisateurs. C’est le produit Cauchemar qui leur est proposé, bien plus complexe et bien moins utilisable.
Pourquoi cette évolution a-t-elle lieu ? Parce que des forces invisibles poussent les concepteurs à agir dans ce sens.
L’Exemple de la Réservation Chez BlaBlaCar
Pour observer ces forces en action, prenons un exemple : l’introduction du code de réservation chez BlaBlaCar.
BlaBlaCar est une application de covoiturage. Elle permet à une personne effectuant un trajet en voiture (la conductrice) d’emmener une autre personne (la passagère), en échange d’une somme d’argent. Tout le monde y gagne : la passagère voyage à moindre frais et la conductrice réduit le coût de son trajet.
Au départ, le paiement se faisait en espèce dans la voiture. Observant un grand nombre de désistements de dernière minute qui agaçaient les conducteurs, les équipes de BlaBlaCar ont décidé de proposer que le paiement se fasse en ligne, avant le trajet, avec des frais d’annulation. Le problème de désistement a disparu.
Mais un autre problème est apparu : les demandes de remboursement. Régulièrement, BlaBlaCar était contacté par une passagère qui demandait à être remboursée, car la conductrice n’était jamais venue. Sauf que quand BlaBlaCar contactait la conductrice, celle-ci affirmait que le trajet avait bien eu lieu. Qui croire ? Le service client de BlaBlaCar devait enquêter pour démêler le vrai du faux.
Pour résoudre ce nouveau problème, BlaBlaCar a choisi d’introduire un code de réservation. Après avoir réservé sa place, la passagère recevait un code secret qu’elle devait remettre à la conductrice dans la voiture. Une fois le trajet terminé, la conductrice pouvait indiquer ce code dans l’application et récupérer son argent. Le problème des demandes de remboursement était résolu.
Dans cet exemple, on peut voir à l’oeuvre quatre forces qui expliquent pourquoi les concepteurs finissent souvent par créer des produits plus compliqués que nécessaire.
Les avez-vous remarquées ?
Les Quatre Forces Invisibles
Ces quatre forces sournoises sont naturellement présentes dans toute organisation humaine. Il s’agit de :
La Malédiction du Savoir
La Loi du Mort-Kilomètre
Le Réflexe d’Ajouter
La Croissance Exponentielle
Voici comment ces forces opèrent.
1. La Malédiction du Savoir
La première force est la Malédiction du Savoir. C’est un biais cognitif qui survient lorsqu'une personne suppose inconsciemment que les autres ont les mêmes connaissances qu’elle.2
Ce biais est souvent observé dans le monde de l’éducation, lorsqu’une personne experte sur un sujet éprouve de la difficulté pour transmettre son savoir à des novices, faute de savoir comment se mettre à leur place.
Or, un concepteur travaillant à temps plein sur un produit se trouve naturellement dans une position d’expert. A l’inverse, un utilisateur est plutôt dans la peau du novice, car il accorde moins de temps à ce produit. La Malédiction du Savoir instaure un décalage entre le concepteur et l’utilisateur pour juger de ce qui est une complexité acceptable ou non.
Chez BlaBlaCar, le code de réservation semblait simple à comprendre pour les employés, mais était source de beaucoup d’interrogations pour les utilisateurs : Quand est-ce que c’est socialement acceptable de le demander ? Avant le départ ? A l’arrivée ? Et si je n’ai plus de batterie sur mon téléphone ? Ou que j’ai supprimé le SMS ?
2. La Loi du Mort-Kilomètre
La deuxième force, la Loi du Mort-Kilomètre, est un concept issu du journalisme.3
Pour déterminer l'impact médiatique d'une catastrophe, vous divisez le nombre de morts par le nombre de kilomètres qui séparent l'auditoire de cette catastrophe. D’où le nom Mort-Kilomètre. Pour un lectorat français, 1 mort à Paris peut ainsi occuper le même espace médiatique que 100 morts à Istanbul. Ce principe est respecté par les médias du monde entier, même si la notion de proximité ne s’interprète pas que d’un point de vue géographique.
En s’éloignant du journalisme, on peut résumer cette loi ainsi : moins vous vous sentez proche de quelqu'un, plus cette personne doit souffrir pour que cela vous touche. Dans une organisation professionnelle, l'empathie que l’on ressent pour ses collègues (que l’on croise tous les jours) peut être plus fort que pour les utilisateurs de son produit (que l’on rencontre moins souvent).
Chez BlaBlaCar, la charge de travail des employés du service client était un vrai sujet d’attention. Toute amélioration du produit pouvant réduire cette charge était la bienvenue.
Les personnes concevant le produit et celles gérant le service client travaillaient dans les mêmes bureaux et interagissaient quotidiennement. Il est possible que cela ait influencé la décision d’ajouter un code de réservation, qui générait régulièrement des demandes de remboursement, malgré l’inconfort généré pour les utilisateurs.
3. Le Réflexe d’Ajouter
La troisième force porte le nom de Réflexe d’Ajouter. Elle a été mise en évidence par l’étude “Adding is favoured over subtracting in problem solving”, parue dans la revue scientifique Nature en 20214.
Pour résoudre un problème, les humains ont tendance à ajouter quelque chose. Tout à son élan de vouloir régler le maximum de problèmes qui se présentent à lui, un concepteur va donc passer son temps à réfléchir à ce qu’il faudrait ajouter à son produit. Les alternatives à l’ajout sont à peine explorées, tant elles semblent inférieures au réflexe habituel : enrichir le produit.
C’est comme cela qu’un produit simple à utiliser se transforme une usine à gaz — pas à pas, une amélioration pertinente à la fois.
Chez BlaBlaCar, il y avait d’autres solutions que d’ajouter un code de réservation. Par exemple, il était possible de supprimer le paiement en ligne, qui avait déclenché les demandes de remboursement. Il était aussi possible de ne rien faire du tout, et d’accepter que ces demandes de remboursement aient lieu de temps en temps. Au-delà des avantages et inconvénients propres à chaque solution, il est probable que le Réflexe d’Ajouter a joué dans la balance.
4. La Croissance Exponentielle
Une croissance exponentielle est une notion mathématique5, qui décrit une augmentation qui accélère de plus en plus vite. Au départ, les choses semblent augmenter doucement, puis un peu plus vite, puis beaucoup plus vite, puis incroyablement plus vite. La diffusion du Covid en 2020 a montré la difficulté d’anticiper les conséquences d’un tel phénomène.
Lors de la conception d’un produit, l’accroissement de la complexité suit une évolution similaire. Chaque ajout a des conséquences de plus en plus grandes, et de plus en plus imprévisibles.
Pourquoi le concepteur ne s’en rend pas compte ? Parce que chaque élément de complexité supplémentaire est justifiable et survient progressivement. Le concepteur assimile la complexité du produit à petites doses, ignorant ce que cela ferait d'être exposé à toute cette complexité d'un coup.
Chez BlaBlaCar, les effets de bord du code de réservation ont été sous-estimés. La mention d’un code de réservation avait dû être ajouté à de nombreux endroits dans l’application : la publication de trajet, la réservation, la notification le jour J, l’échange d’avis, le module de paiement, etc.
Chacun de ces écrans contenait désormais une information nouvelle, qu’il fallait expliquer au milieu de celles qui existaient déjà… et celles qui seraient ajoutées plus tard.
Un phénomène lent et implacable
En voyant ces quatre forces appliquées sur un exemple qui pourrait paraitre anecdotique, on mesure la difficulté du défi. Car, au fond, ce n’est pas tant l’ajout du code de réservation qui est problématique que le raisonnement suivi, appliqué systématiquement.
Déroulé pour chaque nouveau problème, ce raisonnement de petit ajout soi-disant indolore a des conséquences de plus en plus néfastes à chaque fois, sans qu’aucun ajout ne soit la cause identifiable de cette escalade en complexité. Le produit de ces améliorations aboutit naturellement à un résultat inutilisable, même si chacune des modifications peut se défendre individuellement.
Les quatre forces poussent dans la même direction sur l’Échelle de Valéry, mais aucun produit ne passe rapidement d’un extrême à l’autre. Combinées ensemble, ces forces forment un rouleau-complexifieur, lent et inarrêtable, qui est à l’origine des produits inutilisables que vous avez maudits en tant qu’utilisateur.
Face à un tel phénomène, que faire ? Comment des entreprises parviennent à éviter cet écueil ?
Deux Contre-Forces Pour Équilibrer
L’instinct dicterait de tuer le mal à la racine. En effet, maintenant que l’on a découvert l’origine du phénomène (les quatre forces), il est tentant de vouloir les éliminer. Mais ces forces sont tellement puissantes qu’il est préférable d’adopter une autre approche : laisser ces forces agir, et leur opposer un contre-poids. Pousser activement dans l’autre sens, afin d’atteindre la zone d’Équilibre.
Cette approche est d’autant plus intéressante qu’elle permet de bénéficier des atouts naturels apportés par les quatre forces, et ainsi éviter de tomber dans le travers inverse de créer des produits simplistes.
Deux contre-forces permettent d’atténuer la majorité des effets néfastes provoqués par les quatre forces :
L’Exposition aux Utilisateurs, pour contrer la Malédiction du Savoir et la Loi du Mort-Kilomètre ;
L’Effort de Simplification, pour contrer le Réflexe d'Ajouter et la Croissance Exponentielle.
1. L’Exposition aux Utilisateurs
Avec l’Exposition aux Utilisateurs, vous faites d’une pierre deux coups : vous allez découvrir que ce qui vous semble limpide est du charabia pour vos utilisateurs, tout en développant une empathie plus grande pour eux.
L’Exposition aux Utilisateurs équilibre la situation entre vos collègues et vos utilisateurs, vous permettant de prendre en compte leurs désirs et leurs frustrations de manière plus équilibrée.
Chez BlaBlaCar, cette Exposition aux Utilisateurs prenait plusieurs formes, comme par exemple :
L’équipe produit pouvait consacrer une journée par mois à faire des voyages en covoiturage.
Des utilisateurs étaient invités à tester les améliorations de l’application. Ces sessions étaient filmées et diffusées dans l’entreprise.
Chaque employé pouvait passer une journée au sein du service client, pour se plonger dans les frustrations ressenties par les utilisateurs.
Ces Expositions aux Utilisateurs ont contribué à la prise de conscience interne de problèmes, tels que le code de réservation.
2. L’Effort de Simplification
Un Effort de Simplification a pour but de vous aider à trouver des solutions qui pourraient résoudre vos problèmes sans ajouter de complexité à l'ensemble.
Ces solutions ne seront pas meilleures en soi. Mais prendre l’habitude de les envisager permet d’éviter de ne choisir que des solutions qui augmentent la complexité perçue par l’utilisateur.
Chez BlaBlaCar, les Efforts de Simplification ressemblaient notamment à ça :
Une équipe dédiée à la simplification, la squad Simplify.
La valeur d’entreprise “Be Lean Go Far” encourageait la modération en matière de dépenses autant qu’en matière de conception produit.
En 2017, BlaBlaCar a éliminé plus de fonctionnalités qu’elle n’en a ajoutées.
Le code de réservation a fait partie des fonctionnalités supprimées. Pour prendre cette décision, l’hypothèse était que les demandes de remboursement concernaient moins de 5% des trajets, et qu’il était préférable d’investir du temps humain sur ces cas rares, plutôt que d’embêter tous les utilisateurs avec un code.
Pour Aller Plus Loin
Si vous cherchez à faire cohabiter Exposition aux Utilisateurs et Effort de Simplification de manière harmonieuse, notre livre Discovery Discipline (co-écrit avec Tristan Charvillat) décrit concrètement une méthode de conception éprouvée combinant ces deux contre-forces.
Vous pouvez aussi découvrir des analyses complémentaires partagées sur ce sujet :
Combattre la Complexité, conférence qui donne des exemples concrets d’Efforts de Simplification ;
Les 7 Péchés Capitaux du Product Manager, interview qui explore d’autres raisons pour lesquelles la simplicité nous échappe.
Et si vous aimeriez donner un sens plus grand à vos Efforts de Simplification, prenez le temps de regarder The Great Simplification, vidéo-choc qui postule que… le sort de l’humanité en dépend.
Merci à Baptiste Salbot, Aurélie Le Guillou, Louis Mestrallet, Martin Voynikov, Axel Sooriah, Jean-Luc Momprivé, Marie Petit, Pierre Poignand, Claire Van de Voorde, Emeric Guyot, Olivier Leroy, Benjamin Danel, Frédéric Chhean, Julien Zmiro, Sébastien L’Hoste, Tristan Charvillat, Eric Toulain, Benoît Vitoux, Brice Guyot, Julien Chenat, Thomas Martin, Serge Daguise, Martin Boutges et Damien Mesgard pour leurs retours, qui m’ont rappelé que la Malédiction du Savoir touche tout le monde. Ce qui m’a permis de mener l’Effort de Simplification nécessaire. CQFD.
Paul Valéry, Œuvres II, 1942
Wikipedia, Malédiction du savoir
Wikipedia, Loi du mort-kilomètre
Wikipedia, Croissance exponentielle