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Le mythe de l’innovation de rupture — Lettre aux Product Managers en recherche d’emploi
Suggestion : abandonnez vos dogmes concernant la phase de discovery. Optez plutôt pour une approche pragmatique, qui privilégie une innovation incrémentale menant à des résultats rapides et tangibles.
Depuis quelques mois, des product managers qui cherchent un job se prennent des refus à répétition, sans comprendre pourquoi.
Si vous êtes dans ce cas, cet article est pour vous.
Certes, le marché de l’emploi dans la tech s’est tendu, mais peut-être sentez-vous qu’il y a un autre problème — comme un décalage entre les bonnes pratiques que vous défendez et les réactions qu’elles déclenchent. Or, avec les enjeux économiques actuels, les équipes produit ne recrutent plus de personnes dont les attentes sont trop déconnectées de la réalité du terrain.
Je vais me risquer à une hypothèse. Et si votre conception du product management, en particulier concernant la phase de discovery, était la source du problème ?
La fascination pour l’innovation de rupture
Le noeud du sujet tient en trois mots : innovation de rupture.
C’est-à-dire ? Permettez-moi de faire un pas de côté pour vous expliquer.
En 1945, dans l’introduction de Regards sur le monde actuel, Paul Valéry déplore l’obsession des historiens pour les évènements ponctuels qui marquent les esprits mais ont eu peu d’impact sur le cours de l’humanité. A l’inverse, il regrette que très peu d’historiens se penchent sur les changements, certes moins flamboyants, qui ont profondément révolutionné notre civilisation. Par exemple, l’adoption d’une technologie comme l’électricité.
Voici comment Paul Valéry en parle :
« Rien n’est plus aisé que de relever dans les livres d’histoire l’absence de phénomènes considérables que la lenteur de leur production rendit imperceptibles. Ils échappent à l’historien, car aucun document ne les mentionne expressément. Un évènement qui se dessine en un siècle ne figure dans aucun recueil de mémoires. Telle la découverte de l’électricité et la conquête de la Terre par ses applications. A ces évènements sans pareil dans l’histoire humaine sont privilégiés telle affaire plus scénique et surtout plus conforme à ce que l’histoire traditionnelle a coutume de rapporter. L’innervation électrique du monde est plus grosse de conséquences, plus capable de modifier la vie prochaine que tous les évènements « politiques » survenus depuis Ampère jusqu’à nous. »
Les livres d’histoire sont remplis de grandes batailles, faciles à dater. On y trouve aussi des grandes innovations, comme l’invention de l’imprimerie, de la machine à vapeur, de la photographie, etc. Ces innovations de rupture sont aisément associées à un moment précis. Mais combien de livres d’histoire racontent l’électrification du monde ? Très peu. Une évolution lente, un phénomène difficile à raconter, pas de date marquante.
C’est le drame de ce qu’on appelle l’innovation incrémentale : elle a lieu de manière invisible. L’innovation incrémentale se construit par-dessus l’innovation de rupture, pour déployer toute sa puissance… en silence.
Or, si l’innovation de rupture est indispensable, elle a souvent très peu d’impact en elle-même. C’est l’innovation incrémentale qui prend le relais, et transforme un potentiel nouveau en une révolution totale.
Le pouvoir de l’innovation incrémentale
Quel est le rapport avec vous, product manager en recherche d’emploi ? Le voici.
Comme les historiens que fustige Paul Valéry, votre imaginaire professionnel est probablement rempli d’évènements ponctuels : l’ouverture d’Amazon, l’invention de l’iPhone, la création d’Airbnb, le lancement de ChatGPT, etc. À force de n’être abreuvé que d’innovations de rupture, votre inconscient a développé un espoir secret — devenir la personne qui a changé le cours d’une entreprise, grâce à une innovation de rupture. L’innovation incrémentale ? Très peu pour vous.
Certes, ce désir n’est pas verbalisé ouvertement. Il se manifeste plutôt sous les propos suivants : “Je ne pouvais pas faire de discovery car mon manager m’imposait de travailler sur tel projet”, “La solution était déjà identifiée, il n’y avait plus qu’à la mettre en prod”, “Idéalement, j’aimerais qu’on me laisse le temps d’explorer de nouvelles idées”, "Est-ce que votre feuille de route est composée de solutions ou de problèmes ?", etc.
Ces propos semblent anodins, mais ils témoignent d’une approche où a) seule l’innovation de rupture compte, et b) une fois l’idée trouvée, le reste coule tout seul. Le problème, c’est que la plupart des entreprises ne sont pas en manque de nouvelles idées révolutionnaires, mais de personnes capables d’exécuter avec créativité et rigueur des pistes déjà connues.
Même s’ill y a moins de lauriers à récolter, c’est là que se trouve le marché de l’emploi. Très peu de product managers travaillent sur de l’innovation de rupture.
Prenons un exemple d’innovation de rupture indéniable. En 2007, Apple sort l’iPhone. Révolution sur le marché du smartphone. Et depuis ? Est-ce qu’Apple a arrêté d’innover sur ce produit ? Non. Est-ce qu’Apple a tenté d’amener une nouvelle innovation de rupture sur ce segment ? Non plus. Depuis 16 ans, Apple se concentre sur de l’innovation incrémentale. Améliorer sans cesse le produit initial. Patiemment. Pas à pas.
Les cyniques peuvent bien se moquer des keynotes annuelles pendant lesquelles Apple célèbre — à chaque fois — la sortie de "the best iPhone ever"... En réalité, si on regarde les choses sur un horizon plus long, les progrès réalisés depuis la sortie du premier iPhone sont époustouflants.
Pour prendre un exemple frappant, regardons l’écran d’un iPhone. Le nombre de pixels utilisés pour afficher une icône d’application sur l’iPhone le plus récent est à peu près le même que celui utilisé pour afficher l’intégralité de l’écran du premier iPhone. C’est une amélioration colossale de l’expérience utilisateur. D’ailleurs, la somme des innovations incrémentales apportées à l’iPhone font qu’il s’en en est vendu 225 millions d’exemplaires l’an passé, contre 12 millions l’année de sa sortie.
Le changement d’attitude à adopter
Revenons à nos moutons. Pour un product manager en recherche d’emploi, quel est le remède ? Il est terriblement simple : Dans votre discours sur la phase de discovery, devenez les champions de l’innovation incrémentale.
Car le problème n’est pas tant la discovery que le mythe qu’elle est devenue, dans votre tête. Il faut donc redéfinir vos attentes. Finis les tunnels de discovery qui n’en finissent plus. Oubliés les espoirs secrets de trouver une nouvelle idée qui va modifier la trajectoire de votre boite, terminés les soupirs (et les excuses) face aux environnements de travail bardés de dates à tenir, de dette technique à gérer ou de hiérarchie imposant une direction. Abandonnées les belles fables qu’on entend sur la discovery, dans laquelle vous auriez une latitude complète pour explorer un sujet complètement vierge afin d’inventer quelque chose d’entièrement nouveau. Cette discovery fantasmée n’est pas celle que vous devez maîtriser.
Concrètement, votre démarche de discovery doit trouver sa place au quotidien, vers des objectifs modestes et précis, dans des délais courts, avec un grand nombre de contraintes à prendre en compte — à commencer par l’implication de vos collègues. Juste ce qu’il faut de discovery pour améliorer un peu le produit, et mettre en production rapidement. Puis observer ce qu’il se passe, en tirer des enseignements et recommencer.
Si vous vous y mettez, vous allez découvrir que l’innovation incrémentale est d’une richesse folle. Certes, elle nécessite du travail, de la rigueur, de l’abnégation et des renoncements. Certes, elle aide moins à briller dans les dîners. Mais elle peut être source de grandes satisfactions, car elle va vous permettre d’avoir un impact réel, ici et maintenant. Une fois que vous aurez laissé tomber vos lunettes aveuglantes d’innovation de rupture, vous verrez que les opportunités sont partout autour de vous.
Merci à Olga Gonfreville Chevtchenko, Caroline Sauvegrain, Mathias Frachon, Thibault Desreumaux et Marc-Antoine Lacroix pour avoir été des étincelles déclenchant la rédaction de cet article.
Qui suis-je ?
Je m’appelle Rémi Guyot. J’ai co-créé la société Discovery Discipline. Nous aidons les entreprises à mieux concevoir les outils digitaux de demain, à travers une méthode d’innovation incrémentale, décrite dans le livre Discovery Discipline.
Le magazine Le Ticket vient de publier une enquête décrivant comment cette approche apporte de la valeur au sein d’organisations comme Leboncoin, Decathlon, Prestashop, Garantme et bien d’autres.
D’ailleurs, si vous êtes dans la préparation de votre budget 2024, vous êtes peut-être en train de réfléchir à comment vous et votre équipe allez progresser l’an prochain.
Où en êtes-vous, côté discovery ? Avez-vous une approche structurée pour tirer le maximum des opportunités d’innovation incrémentale qui s’offrent à vous ?
Sachez que nous pouvons intervenir sous forme de conseil, coaching, formation, conférence et ateliers. Pour en savoir plus, répondez simplement à cet email.
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