L'étonnante stratégie de diversification de Michelin
Du pneu au guide gastronomique, décryptage d'un pari stratégique réussi, remarquable coup en plusieurs bandes visant à démocratiser l'usage de l'automobile.
Des anomalies nous sont parfois tellement familières qu’on oublie de s’en étonner. Par exemple : Pourquoi est-ce que Michelin, leader mondial dans la fabrication de pneus, édite un guide gastronomique qui fait autorité auprès des plus grands chefs ?
Je ne m’étais jamais posé cette question, jusqu’à ce que je découvre l’histoire de cette entreprise qui a passé 130 années à réinventer la roue.
Ce choix de diversification au-delà du pneu remonte à plus d’un siècle. Difficile de trouver meilleur exemple pour montrer à quel point une stratégie efficace consiste autant à faire le bon choix qu’à rendre le choix bon.
Bon choix ? Choix bon ?
Voici une première explication, à travers une métaphore matrimoniale.
Lorsque l’on souhaite fonder une famille, le choix de la bonne personne semble centrale — et il est bien évidemment important de faire le bon choix. Mais une fois ce choix effectué, l’erreur courante consiste à considérer que le plus dur est fait. Alors que toute personne en couple depuis longtemps sait que, en réalité, le travail ne fait que démarrer. Des années plus tard, ce choix initial pourra s’avérer satisfaisant ou désastreux, en fonction de la quantité et de la qualité des efforts qui auront été fournis pour nourrir cette relation, rendant le choix initial bon ou mauvais.
Revenons à Michelin.
Le pari de la voiture sans chevaux
Les frères Edouard et André Michelin créent leur entreprise en 1889. Dès 1891, ils apportent leur première innovation majeure, en permettant aux cyclistes de démonter en quelques minutes leurs pneus à air, inventés quelques années plus tôt par l’anglais John Dunlop.
Rapidement, les deux frères équipent aussi les fiacres (voitures à cheval conduites par des cochers) de pneus, plus silencieux et comfortables que les roues en métal.
En 1895, les Michelin font un pari qui va transformer la trajectoire de leur entreprise : ils parient sur l’essor de ce qu’on appelle alors la voiture sans chevaux. Ils sont les premiers à équiper une automobile de pneus et sont convaincus que ce véhicule va révolutionner le monde.
Le seul hic, c’est que, à l’époque, l’automobile est peu répandue. On en compte à peine 200 exemplaires en France, et elle est perçue comme un loisir aristocratique et dangereux.
C’est là que le choix stratégique prend la forme d’un plan d’actions. Si l’avenir de Michelin doit passer par la voiture, il va falloir en populariser l’usage.
Comment faire ? En facilitant la vie des usagers :
En 1900, Michelin lance son guide indiquant où trouver de l’essence, faire réparer son automobile, se restaurer ou faire une pause pour la nuit.
En 1908, Michelin commercialise des cartes routières, qui permettent de mieux calculer les itinéraires.
En 1910, Michelin offre aux municipalités des panneaux routiers signalant l’arrivée dans une commune et incitant à ralentir, pour limiter les accidents.
En 1912, Michelin prend en charge la numérotation des routes, afin que chaque automobiliste comprenne plus rapidement où il se trouve.
En une décennie, le fabricant de pneus déploie des efforts considérables pour accélérer l’adoption de la voiture par le grand public. Dès 1920, 300.000 automobilistes parcourent la France (mille fois plus qu’au début du siècle), mais nous sommes encore au début de la révolution.
Pour Michelin, l’ambition de démocratiser la mobilité ne va pas s’arrêter là. Un exemple iconique : pendant la période où Michelin est propriétaire du constructeur Citroën (1935-1976), un projet d’une voiture aussi grand public que possible est lancé — elle naîtra sous le nom de 2CV et sera vendue à 5 millions d’exemplaires.
Une stratégie et son exécution
En investissant dans le développement de l’automobile, Michelin s’est assurée de deux choses à la fois : que cette évolution ait lieu aussi vite que possible, et que l’entreprise soit aux premières loges pour en bénéficier.
Était-ce le bon pari à faire ? Il semble que oui — même si, en réalité, on ignore s’il existait d’autres paris à faire qui auraient été tout aussi gagnants sur le long terme. Une stratégie payante ressemble parfois plus à une prophétie auto-réalisatrice qu’à une déduction logique.
Ce qui semble certain, c’est que la stratégie de miser sur la voiture a déclenché un plan d’actions à la fois diversifié et cohérent. Diversifié dans ses approches, cohérent dans son intention.
Dans son livre Good Strategy Bad Strategy, Richard Rumelt ne dit pas autre chose lorsqu’il décrit à quoi ressemble une bonne stratégie. “Une stratégie est un ensemble cohérent d'actions qui répondent à un défi clé. Le cœur du travail stratégique consiste à découvrir les facteurs critiques dans une situation et à concentrer les actions pour traiter ces facteurs. Car une bonne stratégie ne se contente pas de s'appuyer sur des forces existantes ; elle crée de la force grâce à la cohérence d’utilisation des ressources déployées.”
Cette approche met à mal l’image que l’on se fait parfois de ce que doit être une stratégie. Souvent, on a l’impression qu’il y a UNE bonne stratégie, et que si on la choisit — si on la trouve ? — tout le reste coulera de source. Alors que la force d’une stratégie tient autant à sa pertinence intrinsèque (faire le bon choix) qu’à la convergence des actions menées (rendre le choix bon).
Le prochain pari de Michelin
On reproche souvent aux entreprises de ne pas avoir de stratégie stable sur la durée. Pendant très longtemps, l’histoire de Michelin nous a offert un sacré contre-exemple.
Cela rend d’autant plus intéressant la direction que prend l’entreprise depuis quelques années. En 2021, Michelin a annoncé un nouveau pari stratégique incluant une diversification des activités. L’objectif est de voir le chiffre d’affaires en dehors du pneu passer de 7% à 30% d’ici 2030.
Cette fois-ci, le pari stratégique ne se base plus sur une synergie d’usage (tout faire pour faciliter la vie des automobilistes), mais sur une synergie de savoir-faire (créer d’autres produits qui requièrent les mêmes expertises que la fabrication de pneus).
Quelques exemples de produits hors-pneu créé à partir des technologies maîtrisées par Michelin :
Resicare, une résine-colle haute performance dédiée aux industriels ;
Aircaptif, un abri gonflable complètement étanche pour le monde médical ;
Wisamo, une solution de propulsion à ailes destinée aux cargos.
On comprend bien la cohérence de cette stratégie, vue de l’intérieur de Michelin. L’expertise technologie développée grâce à un siècle d’innovation sur le pneu est utilisé comme un atout unique permettant de s’attaquer à de nombreux nouveaux marchés.
Est-ce que cette stratégie sera aussi efficace celle mise en oeuvre 125 ans plus tôt ? Les prochaines années nous le révèleront.
Merci à Pierrick Fay pour son podcast La Story dont l’épisode sur Michelin a été l’étincelle de cette newsletter, à Nicolas Beytout pour la distinction entre faire le bon choix et rendre le choix bon, à Laurent Le Moal pour la découverte de Good Strategy Bad Strategy, à Harith Alanbari, Lucile Laine, Benjamin Danel, Marie Petit, Guillaume Demier et Thomas Nicot pour leur relecture avisée.