Comment Kaamelott m'a éclairé sur le cycle de développement produit
La série culte offre une puissante leçon au monde de la tech, en montrant comment regarder les contraintes de manière positive.
Temps de lecture : 10 minutes / English version of the article
Le monde de la tech bénéficie d’un privilège unique : sortir un produit défectueux n'est pas si grave. Le coût de réparation d’un produit tech est si bas que votre succès n'est pas tant déterminé par la qualité de votre produit que par la rapidité avec laquelle vous corrigez ses défauts.
Les professionnels de la tech appellent cela la vitesse d'itération. Si vous sortez un produit aujourd'hui, appelé itération 1, combien de temps vous faudra-t-il pour recevoir des retours d’utilisateurs, repérer les défauts, les corriger, et sortir l'itération 2 ?
Trouver la bonne métaphore
Des débats subsistent sur le choix de votre première itération et sur la manière dont vous devriez progresser vers votre vision finale. De nombreuses métaphores ont été utilisées pour régler ces débats.
Prenons l'exemple d'une voiture. Imaginez que votre vision finale ressemble au dessin ci-dessus. Comment procéderiez-vous pour la construire, de manière itérative ?
Une approche possible consiste à construire les pièces séparées, une par une. D'abord les roues, puis le châssis, puis la carrosserie, etc.
Le problème avec cette métaphore est qu’elle n’apporte pas vraiment la valeur promise d’un développement itératif. Sortir des roues ne suffit pas pour obtenir des retours d'utilisateurs, vous ne pourrez donc rien régler à ce stade. En fait, vous n'obtiendrez aucun retour tant que vous n'aurez pas construit la voiture entière.
Une meilleure approche pourrait être : construire d'abord une trotinette, puis un vélo, puis une moto et enfin une voiture.
Cette métaphore règle le problème des retours. A chaque étape, vous disposez d'un produit utilisable. Mais d'autres questions persistent : comment savoir par où commencer ? Et comment passer d'une itération à une autre ?
L’exemple de Kaamelott
Étonnamment, des réponses à ces questions existent dans le monde du divertissement. En France, une personne en particulier a montré comment lancer un produit et l’améliorer ensuite, en ajoutant une par une les fonctionnalités qui manquaient au départ.
Son nom est Alexandre Astier. Son produit est la série télévisée Kaamelott.
J’ai regardé cette série plusieurs fois, du début à la fin.
Au début, pour le divertissement uniquement. Mais certains passages sur le leadership et la paternité m'ont pris par surprise, me touchant profondément. J'ai donc regardé la série télévisée une deuxième fois, pour décortiquer ce sentiment.
Les visionnages suivants ont révélé que Kaamelott pouvait être une source d'inspiration infinie, si vous lui accordiez toute l’attention qu’elle méritait. Et il est devenu clair pour moi qu'Astier donnait en fait une masterclass en matière de développement produit.
La dernière itération de Kaamelott, un film, devait sortir aujourd'hui. Puisque sa sortie a été repoussée à cause de Covid-19, cet article est une tentative d'honorer l'évolution fascinante de Kaamelott au fil des ans.
Dies Irae : La première itération
Kaamelott est une nouvelle interprétation d'une célèbre légende : les Chevaliers de la Table Ronde et leur quête du Graal.
Alexandre Astier a commencé par un court métrage de 15 minutes, intitulé Dies Irae, en 2003. Pour des raisons budgétaires, ce court-métrage était très sobre en termes de production — intégralement tourné dans une seule pièce, avec une demi-douzaine d'acteurs.
Pourtant, cette première itération contenait déjà un élément distinctif : le contraste humoristique entre la solennité du décor et la banalité des dialogues. Contrairement aux films hollywoodiens, les personnages ne s'exprimaient pas à travers de brillantes déclarations, ils bavardaient comme des gens ordinaires et ne se comprenaient qu’une fois sur deux.
Saisons 1-2 : Le canal de distribution
Ce court métrage a retenu l'attention de producteurs français. Ils ont proposé à Astier de transformer le concept en une série télévisée, pour la diffuser en prime time sur M6. Mais il devait respecter plusieurs contraintes :
Courte durée (chaque épisode devait durer trois minutes) ;
Épisodes autonomes (les téléspectateurs devaient être capables de comprendre un épisode sans avoir regardé les précédents) ;
Ton humoristique (chaque épisode devait suivre une structure comique, avec une réplique marquante pour conclure) ;
Budget réduit (les coûts de production devaient être optimisés à tout prix).
Alexandre Astier y a vu l'opportunité de développer davantage son produit. Il a accepté toutes les contraintes et a décidé d'en tirer le meilleur parti.
Il a tourné cent épisodes humoristiques de 3 minutes, situés à l'intérieur du château. Ce faisant, il s’est concentré sur la seule chose qui n'était pas impactée par les contraintes : présenter et développer des personnages attachants.
Les audiences pour cette première saison ont été positives. Une deuxième saison a été rapidement commandée et diffusée, attirant chaque soir des millions de téléspectateurs.
Saisons 3-4 : Les utilisateurs avancés
Avec le succès des deux premières saisons, le ton était donné, les personnages avaient été présentés et le canal de distribution s'était avéré très efficace. Il était temps pour Kaamelott de passer à l’itération suivante.
Dans la tech, vous portez une attention particulière aux personnes qui utilisent très souvent votre produit. Ils sont appelés utilisateurs avancés et requièrent généralement des fonctionnalités particulières. Pour Kaamelott, un public similaire est apparu : les fans inconditionnels — ceux qui ne rataient aucun épisode.
L'émergence de cette foule fidèle a été un excellent argument pour Astier pour briser une première contrainte : les épisodes autonomes. Il a introduit la notion de chronologie d'une manière douce. Dans la saison 3, nous avons commencé à voir apparaître des épisodes jumeaux : par exemple, les 23e et 24e épisodes étaient en fait une seule histoire, divisée en Poétique - Partie 1 et Poétique - Partie 2.
Dans la saison 4, Astier a offert à ses utilisateurs expérimentés une chronologie complète pendant toute la saison. Pour la première fois, Kaamelott avait une intrigue qu'ils pouvaient suivre de bout en bout — la récompense ultime pour des fans inconditionnels.
La chronologie a également permis à Astier de relâcher la contrainte humoristique. Il pouvait maintenant semer des graines de tragédie dans un épisode, les laisser pousser pendant quelques épisodes et récolter les résultats dramatiques plus tard. Ce n’est pas un hasard si la saison 4 a vu le roi Arthur frappé par deux coups consécutifs : la trahison de son meilleur ami et le départ de sa femme.
Saisons 5-6 : L'expansion
Grâce au succès imparable des saisons 3 et 4, Astier a enfin pu renégocier toutes les contraintes initiales avec lesquelles il avait commencé.
Dans les saisons 5 et 6, le changement le plus visible a été le passage à des épisodes de 50 minutes.
Le deuxième changement consistait à s'éloigner du château, pour faire avancer l'histoire dans des extérieurs spectaculaires — montagne, bord de mer et même Rome.
Le troisième changement était plus controversé. Au risque de surprendre et de décevoir sa base de fans inconditionnels, Kaamelott a évolué vers un ton plus mélancolique. Moins de répliques cinglantes, des thèmes plus sombres — dépression, mort de nouveau-nés, solitude du pouvoir, etc.
Le ton humoristique n’avait pas complètement disparu, mais dans les saisons 5 et 6, lorsque les larmes du téléspectateur coulaient, ce n’était pas toujours de rire.
Tous ces changements ont porté leurs fruits. Certains utilisateurs de la première heure se sont sentis trahis, mais cette itération a attiré un nouveau public, séduit par ce mélange unique de légèreté et de sérieux.
Leçons d'itération de Kaamelott
Pour en revenir à la tech, l'évolution de Kaamelott recèle quatre leçons :
Sortez un produit complet à chaque itération. Le premier court métrage de 15 minutes n'était pas un extrait de 15 minutes du film final. C'était le concept central de Kaamelott, complètement adapté aux contraintes de l’époque. Lorsque vous vous demandez quel produit sortir, la question à vous poser est la suivante : compte tenu des contraintes avec lesquelles je dois travailler, comment puis-je produire quelque chose qui aura de la valeur ?
Gardez votre vision finale en ligne de mire. Les retours utilisateurs ne sont pas le seul moteur de l'itération. Vous devez toujours garder à l'esprit votre vision finale. Depuis le début, l’équipe de Kaamelott tenait beaucoup au réalisme des costumes. Même si peu de gens s’en sont rendus compte, cette obsession les a amenés à affiner constamment l'apparence de chaque personnage, au fur et à mesure que leur connaissance des vêtements du Ve siècle grandissait.
Laissez les contraintes choisir votre chemin. Il est peu probable que vous connaissiez déjà chaque détail du produit final que vous avez en tête. Cette incertitude peut être paralysante. C’est pourquoi vous devez considérer les contraintes sous un jour positif. Elles vous aident à vous concentrer sur moins de choses à la fois, en vous disant : vous ne pouvez pas travailler là-dessus, alors commencez par ça.
Utilisez le succès d'une itération pour créer la suivante. Chaque itération devrait rendre votre produit plus solide dans un domaine. Vous devez ensuite utiliser ce domaine comme tremplin pour construire la prochaine itération. Par exemple, la proximité avec les personnages, développée dans les premières saisons de Kaamelott, a rendu d'autant plus dramatique le fait que certaines relations tournent au vinaigre par la suite.
Quelle évolution pour l'itération du film ?
Aujourd'hui, j'aurais dû être dans une salle de cinéma, pour découvrir le premier film de Kaamelott.
Le dernier épisode de la série télévisée est sorti en 2009. Pour ce film, Astier tenait à avoir un budget conséquent et une liberté totale. Il a attendu une décennie que ces conditions soient réunies. Cette détermination me rend curieux au sujet de cette prochaine itération.
Quelles contraintes ont été levées ? Comment cela l'a-t-il aidé à faire un autre pas vers sa vision finale ?
Nous devrons attendre encore quelques mois pour obtenir les réponses.
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